Consigne
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Melancolie
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2 30
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antoine bustros
Tous les quelques jours, en marchant sur Quattro Venti, je croise un vendeur de bricoles itinérant. Ils sont pour la plupart Nigérian dans mon quartier. Je traverse via Raffaelo Giovagnoli, quand à ma droite au haut de la pente, je vois ce type à casquette me sourire. Il approche avec urgence et je ralentis légèrement le pas. Je lui rends son sourire en laissant comprendre que je n’ai besoin de rien. Je continue à marcher lentement et il fait quelques pas avec moi. _« mutandine? Non hai bisogno di mutande ?»
— « No Grazie. »
Il insiste un peu pour que j’achète ses calçons, mais sans conviction. Il semble bien parler l’italien. Je lui demande d’où il vient. « Nigeria » me dit-il avec ses cils retroussés. Il a l’air sympa et engageant et je crois qu’on a tous deux envie d’un brin de conversation. J’explique que je suis du Canada et mon italien est limité. « I can hear you if you speak English. In my country we speak English and many dialects. » Dit-il avec un accent que je reconnais. On se présente, on se serre la main et l’on parle de choses et d’autres en avançant sans hâte. Il est en Italie depuis six mois, n’avait aucun italien en arrivant, pourtant il comprend tout ce qui se dit. Je ne peux pas en dire autant, malgré mes méthodes Berlitz et les dictionnaires que j’ouvre un peu tous les jours. La langue italienne lui vient plus vite et mieux avec la vente de caleçons. Un type sort du magasin devant lequel on s’est arrêté. Il fait signe à sa femme avant de s’adresser à David. Je ne saisis pas tout ce qu’il lui dit, mais il parle de tapage et que les carabinieri viendraient immédiatement. À son ton, je n’aurais pas deviné qu’il menaçait mon compagnon. « Se fai rumore come ieri, chiamo i carabinieri! » David explique qu’il n’était pas là hier. Le type se contente de cette explication et freine les accusations qu’il faisait, sans animosité il est vrai, mais s’excuse sans gentillesse. Il a confondu un noir pour un autre, ou pire, il a voulu confondre un noir pour un autre et s’éloigne sans remords, en chuchotant quelque chose à la femme à son bras. On se déplace de quelques pas pour ne plus être devant cette entrée, tandis que David continue à me raconter son histoire.
Ils étaient vingt à quitter Abuja dans une Jeep. Après le Niger, ils ont traversé le désert en s’accrochant tant bien que mal aux deux potos vissés sur la structure de la camionnette; vingt à éprouver les ressorts de l’essieu en alternant entre des positions plus ou moins précaires. Penchés dans le vide, ceux du bord s’agrippaient fermement avec une ou deux mains, parfois vingt minutes à la fois. Dans les positions plus sécuritaires du centre, on avait le désavantage d’étouffer entre deux corps suintants. Les huit places assises étaient tacitement réservées aux femmes qui cédaient temporairement leurs prérogatives pour laisser les hommes somnoler. C’est ainsi que jour et nuit ils ont roulé, passant d’une température extrême à l’autre. Deux chauffeurs alternaient. On ne s’arrêtait qu’à certains points convenus pour faire des provisions de gaz et d’eau. Un soubresaut violent les faisait parfois se bousculer comme dans un jeu de quilles et le dernier du bord tombait. D’autres fois, l’un d’eux somnolait debout, amollissant sa prise. Ses doigts glissaient et il se retrouvait sur le chemin. Quand ça arrivait et que les autres alertaient le chauffeur à temps, il faisait demi-tour pour ramasser l’égaré. Si le blessé était encore vivant, on le soulevait à quatre ou cinq et on l’assoyait sur un siège sans le soigner. Il fallait continuer à rouler et garder l’équilibre bon an mal an. Lorsque la personne tombée avait moins de chance et semblait morte, le chauffeur prenait les autres à témoin pour confirmer qu’il n’y avait plus rien à faire. Il faisait une prière avant de la couvrir superficiellement de sable à quelques mètres de la route. Pendant quelques heures suivant ces incidents tout le monde restait éveillé en silence. C’est le mieux qu’on pouvait comme marque de respect. Au bout de deux semaines, on est arrivé en Lybie.
Le type qui a approché David pour la traversée en bateau l’a assuré qu’il l’avait faite plusieurs fois sans problème. On nous fixait un tarif, un lieu et une heure. La moitié du montant à l’avance, l’autre à l’embarquement; il n’y avait pas de négociations. Toute l’affaire était convenue en cinq minutes. À 4:30h du matin, deux jours plus tard, David était surpris de voir qu’il y avait soixante personnes toutes prêtes à s’embarquer ; des femmes, des enfants, quelques vieux, mais surtout de jeunes hommes dans la vingtaine. On ne parlait pas beaucoup. Tous savaient le risque encouru de voyager en haute mer. On avait entendu des histoires de bateaux chavirés, mais il était trop tard pour reculer. Il faisait froid et certains n’avaient pas de quoi se couvrir. Tout ce qu’ils possédaient au monde était visible et exposé aux éléments qui les mettraient bientôt à rude épreuve. Malgré la sévérité de la situation, il y avait des boute-en-train sur le bateau, et par moments, on se serait cru dans un camp de vacance. Ceux qui blaguaient étaient jeunes et désinvoltes, mais même eux fronçaient souvent les sourcils. La traversée ne dura que deux jours. Beaucoup moins longue que le temps passé en Jeep, elle était cependant beaucoup plus tendue. Dans les premières heures après le départ, les estomacs les plus fragiles ont capitulé. Bientôt, en haute mer, avec des vagues de plus en plus menaçantes, plusieurs tournaient la tête pour vomir. Comme il n’y avait pas de prise où s’agripper, on risquait à chaque lame d’être éjecté hors de sa place. Le premier à tomber à l’eau était un gamin qui s’est penché au mauvais moment pour pisser. Avant qu’on ait pu le secourir, il était couvert par les ondulations marines. On le voyait émerger et essayer de nager vers le bateau, mais il s’éloignait peu à peu, irrémédiablement. On connaissait tous la consigne. En tombant à l’eau, on était perdu. Risquer la vie de plusieurs pour en sauver un était hors de question. En deux jours, on a vu plusieurs personnes passées par dessus bord. On les regardait dans les yeux sans broncher pendant qu’ils paniquaient en disparaissant dans les flots. Chacun à sa manière se recueillait ensuite pour prier son dieu. Impossible de savoir si on priait pour les disparus ou si on suppliait de ne pas être le prochain. Ici, il n’y avait pas de héros. On était faible ou mort, sans autre option. Sur les soixante personnes entassées sur le bateau au départ, cinquante-quatre ont abouti sur la rive de Lampedusa. Aucun d’eux n’était particulièrement heureux parce que ce port achalandé n’était que le commencement.
Là-dessus, j’ai offert à David de prendre un café avec moi. À sa manière d’hésiter, j’ai compris qu’il préférerait avoir l’argent du café. Le camion de recyclage passait. Il faisait un boucan fou en ramassant le verre. On s’est déplacé un peu sans que David ne cherche des yeux d’autres clients, même s’il n’espérait plus rien de moi.
— Mais qu’attends-tu de l’avenir? Demandai-je.
— M’en aller d’ici, il n’y a pas d’argent en Italie.
— Où est-ce que tu veux aller?
— Au Canada peut-être!
Il m’avait expliqué qu’il faisait juste assez d’argent pour payer son lit dans une chambre à la station Termini, qu’il partage avec d’autres réfugiés. Cent cinquante Euros par mois pour son espace, plus les dépenses de bouffe quotidienne ne lui permettent aucune économie. C’est ainsi un mois après l’autre. Mais comment pense-t-il s’en sortir? Ils ont organisé une loterie là où il habite. Ils mettent chacun cinq ou dix Euros quand ils peuvent et le gagnant emporte la cagnotte. Un ou deux mille Euros, avec quoi commencer une nouvelle vie! C’est la seule porte de sortie. Il est pourtant ébéniste de métier. Il dit que chez lui, il faisait de belles chaises solides et des meubles, mais ici personne ne l’engagera sans papier. Alors il continue d’acheter des caleçons et des chaussettes et de les vendre sur la rue. Face à l’impatience des passants, il ne se lasse pas de sourire. Je demande si les autorités le tolèrent sans lui coller d’amende. Il rit à voix haute en guise de réponse, n’ayant rien à perdre. « I cannot pay, I have no money. How am I going to pay? » Quand ils l’accostent, les carabiniers ne confisquent rien. Ils lui ordonnent de ranger son matériel dans son sac, puis lui tournent le dos. Il les laisse s’éloigner, change de rue et recommence sa sollicitation sans trop perdre de temps. Plusieurs heures sans vente signifient un repas en moins. Ce qui est frappant avec David, c’est qu’il n’est ni morose, ni démoralisé, ni fatigué, ni ne semble particulièrement envieux de la vie des gens en règle. Malgré la pauvreté, il apprécie ce qu’il possède : la jeunesse, la force, la santé. Il peut marcher, il peut apprendre, il peut rire. Chaque repas est une bénédiction et chaque journée un accomplissement. Il prie et la vie est devant lui. La force et l’espoir lui viennent sans doute de plus grandes misères qu’il a vues chez d’autres. Peut-être est-ce la cruauté de l’éphémère, ou la brutale et imprévisible fin qui nous guette tous à notre insu qui l’inspire ; comme celle de cet enfant que David a vu plaisanter et rire un moment, et l’instant suivant basculer hors du bateau pour être avalé sans recours par les vagues impassibles.
antoine bustros
Peintures Ludmila Armata
Soir de pleine lune au Janicule. On m’a dit un jour que les Japonais voient un lapin dans la lune. C’est tout ce que j’y perçois depuis, et j’en ai marre. Il m’a toujours gêné ce lapin à demi renversé et tordu. Aujourd’hui, j’ai décidé de l’observer longuement avec un esprit ouvert. J’ai bien regardé et enfin, j’ai vu autre chose. L’image s’est révélée à moi tout d’un coup sans effort, ni préméditation. J’ai cru un moment que c’était une illusion passagère, mais j’ai cligné des yeux maintes fois et à présent, j’en suis tout à fait sûr. Je vois positivement le visage d’une femme, les yeux fermés, entrain de jouir. C’est très clair. Ses sourcils sont froncés et le bas de son visage en abandon est calme et serein. Sa bouche décrit un « o ». Mais pas un « o » fermé comme dans « trop », mais ouvert, comme dans « encore ». Désormais, je pourrai voir ce visage de femme dans les tracés de la géographie lunaire, et c’en sera fait de ce satané lapin!
À trente centimètres d’écart de la lune, un astre luit; ou suis-je aveuglé par les phares banals d’un avion? Je regarde avec insistance ce point lumineux pour le voir grossir, mais je suis distrait par un groupe de prêtres qui passe. L’un d’eux précède les autres en parlant au téléphone. Je ne l’entends pas, mais je vois à ses gesticulations qu’il est Italien. Ce n’est un secret pour personne, les locuteurs de cette langue ont besoin de leurs mains pour s’exprimer convenablement. Le téléphone n’y change rien : si une main tient l’appareil et la seconde est occupée à porter quelque chose comme un livre, ils doivent déposer leur charge pour complémenter leur discours d’une gestuelle expressive, même si leur interlocuteur ne les voit pas. Surtout quand ils s’impatientent et s’animent, il leur faut souvent les deux mains pour bien discourir. Mon prêtre va et vient et s’exprime calmement, à une seule main. Les autres ecclésiastiques avancent avec lenteur. Tous avec une démarche identique : d’abord, le talon se pose lourdement sur le sol avec le pied ouvert comme une ballerine, puis le genou se raidit et enfin le tronc balance vers l’avant (comme un canard). Moins qu’un exercice, plus paresseux et moins engagé qu’une balade, il s’agit d’une oscillation pataude et apathique; une sorte de balancement sur place où l’avancée paraît accidentelle, une occurrence involontaire qui relève de l’élan de groupe. Comme les moutons d’une horde suivent le courant. L’expression de l’inertie collective répond grossièrement à l’impulsion qui consiste en une impossibilité de reculer. Le vent n’offre aucune résistance. Sinon, je crois bien qu’ils arrêteraient de se mouvoir.
Un revendeur de fleur interrompt ma fascination. Il s’arrête devant moi et me cache les curés. Il a l’avantage de la jeunesse, alors je le regarde. Ses yeux sont clairs, son geste est vif, son regard effervescent. On entame une conversation. Il est à Rome depuis seulement deux mois, mais se débrouille fort bien en italien. Il est seul au pays. Sans famille, ni frère, ni cousin. Venu d’Inde pour faire des sous, il prévoit y retourner. Combien de temps va-t-il rester ici? Il sourit sans répondre. Une équipe de tournage bloque la circulation. Elle se concerte au milieu de la piazza pour planifier les angles et les mouvements de caméra. Je refile deux euros au fleuriste qui insiste pour me donner trois roses. Je les refuse par deux fois, trois fois. Il cède enfin et dépose tout son bouquet sur le muret du belvédère pour me parler plus longuement. Il répète sans tristesse apparente qu’il est ici sans famille et je commence à mesurer le poids du vide qu’il ressent. Il me croit Italien. Je le détrompe. Que je sois Égyptien/Canadien ne l’intéresse nullement. A-t-il des amis Indiens? Non, aucun. Où dort-il? Il répond d’un geste large vers les grands espaces verts. Je lève les bras vers le ciel pour signifier « à la belle étoile? ». Il fait oui de la tête. « C’est froid, non? » Il dit non en souriant. Il est jeune, ne s’inquiète pas trop, ne pense pas au futur. Il répète que c’est difficile sans sa famille. Il ne connaissait pas ce mot en italien « di-ffi-chi-lè », au début de notre conversation, me l’a fait répéter plusieurs fois. Je lui ai expliqué. Maintenant, il l’utilise dans chaque phrase. Il continue à sourire. L’équipe de tournage avait disparu, mais elle revient. L’un du groupe pointe le doigt dans ma direction sans me viser. Les voitures dans la rue s’impatientent contre les rangées de camionnettes de Cinecittà qui bloquent la circulation. Les conducteurs font un tintamarre assourdissant en guise de protestation. Je lève les yeux au-dessus du jeune Indien. Il sent que mon intérêt pour lui décroît, pourtant je voulais juste voir encore la lune, maintenant beaucoup plus petite, et tenter de distinguer la femme à l’orgasme. Il ramasse ses fleurs, je lui serre la main. « Buona fortuna ». Il répond « Buona fortuna ». À l’ouest de la lune brûle une boule de feu plus grosse que celle de tout à l’heure. Cette fois, je la fixe et vois qu’elle bouge. Ça ne pouvait pas être une étoile. Seulement un autre avion qui atterrira sur Rome. Peut-être transporte-t-il de futurs revendeurs de fleurs de l’Inde ou d’ailleurs. À l’est, Vénus brille avec ardeur et pourrait tromper un observateur naïf. Formant un triangle isocèle avec Vénus et la lune, un nouveau revendeur de fleur apparaît. Peut-être a-t-il été aiguillé par le précédent vers moi, donneur de deux euros contre une conversation. Je lui souris en baissant les yeux pour ne pas m’engager. Il n’insiste pas et continue sans s’arrêter. De l’équipe de Cinecittà, reste deux travailleurs qui étalent des rails pour un « traveling » de caméra. Ils s’y reprennent à trois ou quatre fois par segment de rail qu’ils alignent et aplanissent à l’aide de bouts de bois. Bien que l’air se soit rafraîchi, l’un d’eux déboutonne et retire sa veste en se dirigeant vers leur camion, alors que l’autre s’assoit sur des boîtes marquées au nom de la célèbre société de film fondée par Mussolini. Heureusement, j’ai apporté un chandail.
Avant de rentrer, je jette un dernier coup d’œil du belvédère. Tant d’argent englouti dans ces monuments romains à travers les âges et pas de toit pour un Indien affamé! Avant de fermer les yeux pour s’endormir sous les arbres ce soir, il aura peut-être une pensée pour sa famille lointaine. Surtout s’il a froid. Les deux hommes ont recommencé lentement à poser les rails en silence et sans enthousiasme. Je les sens fatigués. La nuit leur sera longue. Mais que va tourner cette équipe au fait? Peut-être le film de Woody Allen dont parle les journaux, et que je regarderai l’hiver prochain à l’abri des trottoirs enneigés de Montréal. Je serai bien au chaud, avec mon chat sur les cuisses et mon amoureuse sur l’épaule. Mon jeune fleuriste aura oublié notre brève rencontre, plusieurs pleines lunes se seront succédées, des centaines d’autres films seront tournés et le monde continuera sa rotation placide et sans justice.